Léa Dant

Étudiante puis metteure en scène

HOMMAGE À GATTI
Le 30 juin 2024 aux Pianos, Montreuil
Par Léa Dant, autrice, metteuse en scène Cie Théâtre du voyage intérieur

Cette année, l’année de mes 50 ans… J’en ai 50 de moins que Gatti, j’ai pris pleinement conscience de notre finitude à tous. Ça peut paraître curieux, mais jusqu’à récemment c’était un concept pour moi la mort, la mienne, celle de mes proches et aussi la disparition de la mémoire de celui ou celle qui est parti.

Combien de temps continuons-nous à vivre dans la mémoire de ceux et celles qui nous ont connu? Cela dure une ou deux générations, trois au grand maximum, et puis c’est fini. Nous n’existons plus, même dans la mémoire. Nous n’avons pas réussi dans nos sociétés contemporaines à nous transmettre de génération en génération l’histoire et la mémoire de ceux et celles partis, sauf les grands noms de l’histoire. L’Homme à la mémoire courte, les élections d’aujourd’hui en attestent tristement.

C’est pour cela que je suis là aujourd’hui, pour transmettre ma mémoire, celle de ma rencontre avec Gatti et de ce qu’il m’a transmis. Bien sûr Gatti continue à vivre à travers ses écrits, ses pièces, sa poésie, ses films et c’est déjà énorme.

Mais il y avait aussi son énergie, ce qu’il dégageait, sa présence hors-normes. Comment il parlait avec les mains et allait partout avec son chien. Je le voyais un peu comme se baladant avec son animal totem.

Il y avait son élan vital, sa fougue, qui étaient extraordinaires. Et une conscience aigue, une nécessité avec laquelle il créait. Durant l’année où j’ai eu la chance de le côtoyer, je l’ai souvent entendu dire qu’il écrivait pour ses
morts. Il était habité. Il savait pourquoi et pour qui il oeuvrait. C’était beau et magistral je dirais. Il y avait du feu en cet homme et il transmettait merveilleusement cette flamme qui l’animait à tous ceux qui l’entouraient.
Gatti était généreux.

J’aurais pu passer à côté de la rencontre. C’était fin 1992. J’avais 18 ans, fraîchement mon bac en poche et j’étais étudiante en théâtre à l’université d’Aix-en-Provence, où en dehors des ateliers pratiques, je dois avouer que je ne comprenais rien.

Ce jour-là, une autre étudiante m’a parlé d’une rencontre le soir-même à la fac, avec Armand Gatti et m’a pressée à venir. Je devais aller poser aux beaux-arts, c’était mon boulot d’étudiante… mais à la dernière minute, j’ai senti un appel fort et j’ai prétendu que j’étais malade et que je ne viendrais pas au cours du soir, où j’étais attendue.
Décidée, je me suis assise dans cet amphi et j’ai découvert cet homme d’un certain âge avec un chien entrer, avec Jean-Jacques Hocquard si mes souvenirs sont bons.
Il a commencé à parler avec ses mains et ses yeux brillants. Dès le début il nous a dit : « Au commencement était le verbe, et le verbe était Dieu. Voulez-vous être Dieu avec moi? ».
Il a déroulé son projet de création pour lequel il cherchait 80 de comédiens et comédiennes, stagiaires ou loulous comme il disait.

Le spectacle à venir ferait dialoguer différents alphabets, chacun une référence à une œuvre ou une approche; un prisme différent de l’univers concentrationnaire d’Auschwitz. Et cela se déroulerait dans 13 lieux de Marseille, pendant 13 heures, en 2 jours de spectacle.

Gatti a parlé de ses morts. Il a dû me toucher au cœur dès ce soir-là, car je me souviens que je n’ai pas réussi à dormir de la nuit. Le matin, ma décision était prise : j’allais tout arrêter – la fac, mes études, mes tout nouveaux projets de spectacles étudiants – pour suivre l’aventure de la création de «Adam-Quoi? » à Marseille quelques mois plus tard.

J’honorais ainsi le premier rendez-vous important de ma vie d’adulte. Qui s’avèrera déterminant pour tout mon parcours théâtral à venir et qui m’emmènera vers un chemin que je n’aurais jamais imaginé… mais qu’au fond
de moi, je crois que j’attendais.
Le cadeau pour moi a été de vivre cette rencontre dès mon plus jeune âge, car Gatti m’a principalement appris à vivre grand, à voir grand et à croire en mes rêves.

Je ne peux pas raconter tout le processus de création de cette aventure incroyable. Mais j’ai choisi quelques-uns de ses moments les plus marquants pour moi.

Le premier moment qui a été très important pour moi, inspirant et de l’ordre de la révélation a été le temps des présentations de chaque stagiaire-comédien lors des « Qui je suis et à qui je m’adresse? ».

Gatti invitait donc des « loulous », comme il disait à venir créer avec lui. Il y avait donc beaucoup de comédiens et comédiennes amateurs. Au temps des créations participatives telles qu’elles existent aujourd’hui, il était vraiment précurseur dans la démarche.
Son geste était généreux et je l’ai trouvé noble : celui de considérer que chacun et chacune était créateur et pouvait être vecteur de son écriture. Le spectacle et son processus de création, pouvait le ou la révéler à soi-même et l’élever, au sens humaniste du terme et dans une forme de dignité.
Sa jeunesse à la fois très modeste et baignée de lectures lui avait montré ce chemin il me semble.

A Marseille, la troupe éphémère que formaient les stagiaires était un vrai melting pot : elle mêlait étudiants, jeunes et moins jeunes défavorisés ou enréinsertion, pour ma part j’étais dans une équipe, un alphabet, où il y avait un petit groupe de jeunes sourds. Il y avait également une poignée de comédiens et comédiennes et artistes dans l’aventure.
Nous partagions une belle humanité et pour quelques mois nous étions au service d’une même utopie, d’une même vision poétique : celle du dialogue renoué des alphabets d’Auschwitz.

Ces « Qui je suis? Et à qui je m’adresse? » était une commande passée aux stagiaires par Gatti : nous devions nous présenter face au groupe avec nos mots, délier les fils de notre univers, de nos combats ou offrir en partage notre regard sur le monde et affirmer une intention claire, consciente; un sens, à notre présence dans cette création.

J’ai été fascinée par la succession de ces autoportraits partagés les uns après les autres, portés par la présence unique de chacun et chacune.
Cela est resté une référence pour moi, qui a infusé mon parcours d’artiste sans même que j’y pense, quand j’ai à mon tour souhaité créer à partir de l’identité de chaque personne dans mes équipes ou encore proposé à de nombreuses occasions à des personnes dont ce n’était pas le métier à venir créer avec moi.

Gatti m’a transmis cette manière de broder une création avec la singularité de l’autre. Ça a été un cadeau précieux.
Je crois d’ailleurs qu’à l’époque j’ai échappé à cette présentation des « Qui je suis? Et à qui je m’adresse? » et j’ai l’impression que mon tour est venu de le faire aujourd’hui devant vous.

Le second moment marquant pour moi a été une expérience demandée par Stéphane Gatti je crois, qui préparait en parallèle du spectacle à venir, une expo dans les grands espaces encore vides à l’époque, de la Friche Belle de Mai.
Nous avions chacun et chacune quelques noms et adresses de Marseillais, juifs, qui furent victimes de la grande rafle autour du Vieux-Port de Marseille les 22, 23 et 24 janvier 1943, organisée par René Bousquet. 1642 personnes ont été raflées durant ces 3 jours. Certains, environs 600 personnes, eurent Sobibor pour destination finale et de ceux-là aucun ne survivra.

Je ne me souviens plus très bien si Stéphane nous avait demandé de nous rendre chez les personnes dont nous avions le nom, mais c’est ce que j’ai fait. Je me suis retrouvée tout en haut d’un vieil immeuble dans une petite rue près du Vieux-Port avec le nom et les prénoms des personnes arrachées à leur vie ce jour-là.

Ça aurait pu être mes voisins, mes grands-parents, mon grand-père était résistant, ça aurait pu être vous, ça aurait pu être moi si j’avais vécu là à ce moment de l’histoire.
J’ai détaché un morceau du vieux papier peint dans un coin du mur du couloir. Il avait de nombreuses strates, de différents motifs et de différentes époques, un condensé de générations passées.
Ce geste a été une sorte de rituel symbolique, qui m’a permis de me relier à ces personnes disparues. Cela est devenu tangible dans ma perception de l’histoire. Un fil empathique qui m’a reliée à un vécu, à des âmes, des êtres du passé. Cela a rendu concret la nécessité absolue de ne pas oublier ce passé inimaginable.

Enfin, le 3 e moment particulièrement marquant pour moi dans cette aventure dont je témoigne aujourd’hui a été une sensation inouïe vécue dans mon corps le premier soir des représentations de «Adam-Quoi? », lors de la scène d’ouverture où tous les Alphabets, donc toutes les équipes d’acteurs étaient réunis…
Nous étions dans un de ces immenses espaces vides et bétonnés de la Friche Belle de Mai qui avait servi auparavant à une fabrique de tabac. En costumes, avec nos bâtons d’Aïkido avec lesquels nous mettions en mouvement les mots de Gatti.

Lors de ma première réplique et jusqu’à la fin de la scène, j’ai vécu un instant de grâce.
C’est difficile à décrire et ça ne m’est arrivé qu’une seule fois dans ma vie.

… J’étais unifiée, mon corps, ma voix, mes gestes, mon intention, l’énergie qui circulait en moi était en adéquation totale et entre nous tous, acteurs et public avec la parole de Gatti pour dire les camps. J’ai vu mon corps d’en haut, tout en habitant, en rendant vivants les mots que je dirigeais comme des flèches. Mon être entier était en connexion avec le sens d’être là.
J’ai été passeuse de poésie ce soir-là, celle d’Armand Gatti et des Alphabets d’Auschwitz.

Avant de vous lire quelques extraits d’«Adam-Quoi? »
Je vais terminer en vous disant qui je suis et à qui je m’adresse.

Je suis Léa, femme, née aux États-Unis, pays d’une ancienne sagesse décimée.
Je suis artiste, je suit le chemin de mon âme pour donner corps à ma vision du Vivant en créant des spectacles et pour tendre vers une utopie : celle d’autres possibles pour se relier les uns aux unes aux autres et pour se relier à l’Univers, qui a la grâce de nous accueillir.
Je suis mère, amante et épouse. Je suis héritière de mes lignées familiales, qui comme toutes les lignées demandent à être guéries.
Je suis héritière des apprentissages qui me sont offert sur mon chemin depuis 50 ans. La rencontre avec Gatti a été pour moi une rencontre de maître à élève et il a semé en moi des graines qui ne cessent de fleurir.

Je m’adresse à vous aujourd’hui pour honorer la mémoire de ce maître.
Il a marqué son temps par sa vision unique. Un mélange complexe et étonnant d’érudition, d’engagement politique, de poésie, d’humour et d’une dimension métaphysique, sacrée, de l’existence.
Je suis ici aujourd’hui pour le remercier et lui rendre hommage.

Je vous propose de laisser résonner ses mots à présent.

Cent ans / Armand Gatti

2024

Cent ans déjà que Armand Gatti est né. C’est passé vite. À l’occasion de cet anniversaire, nous comptons revenir sur les principaux moments de l’écriture d’Armand Gatti. 

Gatti journaliste
Son écriture commence avec le journalisme en 1945. Il a déjà été immigré pièmontais, maquisard, prisonnier, évadé, parachutiste SAS. À la fin de la guerre, il quitte Monaco pour se rendre à Paris et se fait embaucher au Parisien libéré.

On le colle aux chroniques judiciaires. Il fera tous les procès de la collaboration, ceux des massacres commis par l’armée allemande à Oradour-sur-Glane ainsi qu’à Bordeaux. Celui de la Gestapo de la rue de la Pompe. Peu à peu avec son ami Pierre Joffroy, il va imaginer un journalisme d’enquête. Sur la détention des prisonniers, les plus pauvres, ceux qui n’arriveront jamais à échapper au cercle de la pauvreté. Enquête sur les conditions de vie des Algériens en France. Chaque enquête devient un appel au gouvernement. Puis ils feront des enquêtes qui dépassent le cadre de la France, qui parcourent les camps d’Europe où se trouvent des réfugiés coincés dans des camps, cherchant désespérément à ne pas réintégrer leur pays d’origine. Ils feront aussi des enquêtes sur leurs amis artistes qui viennent de l’étranger découvrir et peut-être travailler à Paris (À nous deux Paris).

 La dernière enquête menée par Gatti sur les dresseurs de fauves intitulée Envoyé spécial dans la cage aux fauves lui vaudra le prix Albert Londres et le titre de Grand reporter, c’est le début d’une nouvelle vie.

Gatti Grand Reporter
Aprés le tour de France, commence un premier tour du monde. Son journal l’envoie au Guatemala rendre compte d’un putsch organisé par les Américains. L’assassinat de son guide Felipe le convaincra qu’il n’a plus sa place dans ce métier.

De retour, il commence à écrire des pièces de théâtre. Le crapaud-buffle sur un dictateur d’un pays imaginaire. Mais il continue son travail de Grand reporter en Sibérie d’abord puis en Chine (avec Chris Marker) puis en Corée. C’est l’époque où les délégations du monde entier sont invitées à visiter et comprendre la transformation de ces sociétés communistes. Ils traverseront toute la Sibérie, la Chine et la Corée où Gatti clôture son voyage par l’écriture d’un scénario pour le film Morambong.

Gatti écrivain des institutions théâtrales
Il fait encore quelques piges pour les journaux mais un nouveau tour du monde commence avec l’écriture théâtrale. Grâce à la photographe, Agnès Varda, grande amie de Jean Vilar, elle donnera à ce dernier la pièce de Gatti, Le crapaud buffle qui sera monté en 1960 à la salle Récamier. C’est le début d’une traversée fulgurante des scènes françaises où les pièces d’Armand Gatti, sont montées à Lyon, Marseille, Toulouse, St Etienne, Paris mais aussi en Allemagne. Tour à tour, le sujet de ses pièces se déplacent de la Chine, au Vietnam, à l’émigration italienne aux camps allemands. Il recevra le prix Fénéon pour sa pièce Le Poisson noir sur la Chine de Tsin.
En Septembre 68 , coup de gong : le gouvernement De Gaulle interdit la pièce, de Gatti La passion du général Franco.

Gatti interdit
Le tour du monde par l’écriture continue mais avec de nouvelles modalités.
Depuis quelques années déjà les pièces de Gatti, sont traduites et jouées en allemand. Même La passion du général Franco d’ailleurs avec succès. Après l’interdiction en France, il s’installe à Berlin pour écrire le poème Les personnages de théâtre meurent dans la rue : là il découvre la radicalité allemande. Il écrit une pièce La moitié du ciel et nous en solidarité avec Ulrike Meinhof détenue. Cette pièce marque la fin de l’épisode allemand , il ne sera plus invité …

Gatti Avec et déterritorialisé
Le tour du monde se continue avec une écriture déterritorialisée.
Après toutes ces interdictions, l’écriture théâtrale de Gatti ne se pense plus à partir des institutions de la scène. Avec le texte Petit manuel de guérilla urbaine, son écriture ne se pense plus dans un théâtre mais dans un nouveau dispositif : une salle d’hôpital ou dans une salle de classe pendant les cours. A cette déterritorialisation s’ajoute le fait que le texte est joué par ceux qui ont été témoin de l’écriture du texte. Une écriture pensée, rédigée, avançant en dialogue permanent avec ceux qui participent au travail. Ce grand chantier commencera en Belgique avec deux grandes expériences, : la première dans une usine de Schaerbeek sur La colonne Durruti. Et l’autre dans la campagne du Brabant wallon avec toujours les étudiants de l’IAD.
Non seulement c’est un travail avec… Mais un travail également complètement déterritorialisé. Depuis 1975, jusqu’à la fin de sa vie, il arrivera à tenir son écriture dans l’avec et la déterritorialisation radicale (disciple d’une certaine façon de Guattari et Deleuze).

Le dernier épisode de ces écritures, tout en gardant le même cadre de l’écriture avec et de la déterritorialisation se fixera sur le projet de construire une cathédrale à la Résistance. La clé du dispositif, le mathématicien résistant Jean Cavaillès et le réseau Cohors. Les lectures de Cavaillès vont peu à peu faire découvrir à Gatti la physique quantique et une pensée qui met à mal le déterminisme. Enfin ! Avec Cavaillés et la physique quantique, Armand Gatti arpentera Strabourg, Sarcelles, Ville Evrard, le Cern, Genève etc.…Texte après texte, il arpente cette cathédrale, certains diront ce projet éléphantesque et ils ont raison parce que les cathédrales ont souvent la forme d’éléphants

Les noms de Jean Cavaillés, de Rosa Luxembourg, des fusillés de Tarnac, de Sacco et Vanzetti, du groupe Manouchian, de Roger Rouxel, de Camilo Torres, de Michèle Firk, d’Ulrike Meinhof rappelle que depuis son premier livre Bas relief pour un décapité jusqu’aux derniers épisodes de la Traversée des langages, durant toute sa vie Armand Gatti n’a finalement défendu qu’une seule idée : donner aux martyrs et aux combattants quelques instants de plus à vivre, les libérer de la fusillade, de la chaise électrique et de la décapitation pour retrouver la puissance de leur conviction. SG